La vie de l’esprit

Leslie Amine, Stephan Balleux, Anne Guillotel

Miguel Marajo, Kevens Prévaris, Brann Renaud, Max Wyse

December 10 - February 8 2020

COMMUNIQUE DE PRESSE FR

PRESS RELEASE ENG

Le matérialisme triomphant du XXème siècle — déjà décadent au XXIème — a vu glorifier la surface, la forme, l’habillage cosmétique de toute chose jusqu’à l’aveuglement et à l’exclusion des pensées complexes. Dans le même temps, et sans doute pour la même raison, il est des courants discrets qui se nourrissent d’histoires, de récits de littératures, de mythologie et de science ; qui privilégient la vie de l’esprit à l’image et la matière.

Les œuvres réunies sous ce titre portent en commun le mystère de l’interprétation. Pourquoi se jouer des apparences et transformer ce que l’on voit, sinon pour parler de ce que l’on ne voit pas ?

Il est particulièrement difficile de montrer ce qui n'est pas visible. Et pourtant, il semble que ce soit le sujet même de la peinture.

Picturalement, les propositions que nous avançons convoquent l’émotion, le souvenir, l’amour, la filiation, le paysage, l’activité psychédélique et métaphysique. Une certaine nostalgie baigne l’esprit insulaire de ces paysages. Est-ce à dire qu’« esprit » ne se conjugue qu’au singulier ? Le sens eut été tout différent au pluriel. Et pourtant, les qualités que médite cette solitude ressemblent précisément à celles qui permettent la vie des communautés.

C’est à la fin de sa vie que Hannah Arendt revient sur la distinction entre sensible et suprasensible, cette antique notion que tout ce qui n’est pas donné aux sens — ce qui n’est pas simplement au-delà de la perception sensible mais au-dessus du monde des sens — a plus de réalité, plus de vérité et plus de sens que ce qui apparait.

Ces « morts » de l’époque moderne – celle de Dieu, la métaphysique, la philosophie et, par implication, celle du positivisme – ont acquis la dimension d’événements de grande portée historique depuis que, au début du siècle, elles ont cessé d’être la préoccupation exclusive d’une élite intellectuelle pour constituer, plus qu’une préoccupation, l’hypothèse adoptée d’emblée par tout un chacun ou presque. Ce n’est pas cet aspect politique de la question qui constitue ici notre propos. Au niveau de nos préoccupations, il est peut-être même préférable de négliger ce problème qui touche en fait à l’autorité politique, pour insister plutôt sur le simple fait que, aussi profondément que cette crise atteigne nos manières de penser, notre capacité de penser n’est pas en jeu ; nous sommes ce que les hommes ont toujours été – des êtres pensants. J’entends par là, tout simplement, que l’homme a le goût, peut-être le besoin, de penser plus loin que les limites du savoir, de tirer davantage de cette capacité que savoir et action. Parler de nihilisme, dans ce contexte, n’est peut-être rien d’autre que refuser d’abandonner des concepts et des raisonnements caducs depuis quelque temps déjà, même si leur disparition n’a été publiquement admise que récemment.  Si seulement, on se plaît à l’imaginer, il était possible, dans une telle situation, de faire ce qu’a fait l’âge moderne à ses débuts, c’est-à-dire aborder chaque sujet, sans exception, « en même façon que si je traitais d’une matière que jamais personne avant moi n’eût touchée » (comme Descartes l’envisage dans son introduction aux « Passions de l’âme ») ! C’est devenu impossible, en partie à cause de l’hypertrophie de notre conscience historique, mais, avant tout, parce que le seul témoignage qu’on possède de ce que représentait l’activité de penser pour ceux qui en avaient fait leur mode de vie réside en ce qu’on appellerait aujourd’hui « arguments spécieux de la métaphysique ». Il se peut qu’aucune doctrine, aucun système transmis par les grands penseurs ne paraisse ni convaincant ni même plausible au lecteur moderne ; mais aucun d’entre eux n’est arbitraire, je m’efforcerai de le démontrer, on ne s’en débarrasse pas comme de pures balivernes. Tout au contraire, les arguments spécieux de la métaphysique contiennent les seuls indices connus de ce que signifie la pensée pour ceux qui s’y consacrent – une chose d’importance, de nos jours et sur laquelle, aussi bizarre que cela puisse paraître, on ne s’est que rarement exprimé de façon directe.

C’est pourquoi la situation, après la disparation de la métaphysique et de la philosophie, pourrait bien présenter un double avantage. Elle nous permettrait de regarder le passé d’un œil nouveau, dégagé de la contrainte et du poids de la tradition, et par là-même de disposer d’un foisonnement d’éléments bruts d’expérience sans que s’imposent de dicta quant à l’exploitation de ces trésors. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »[1] Cet avantage serait plus considérable encore s’il ne se doublait, de façon presque inévitable, d’une incapacité croissante à se mouvoir, à quelque niveau que ce soit, dans le domaine de l’invisible ; ou, pour s’exprimer autrement, si ne l’accompagnait la disgrâce dans laquelle est tombé tout ce qui n’est pas visible, palpable ou tangible, et qui fait que nous sommes menacés de perdre notre passé en même temps que nos traditions.

Hannah Arendt, La vie de l’Esprit, PUF, 2013, p.30-31

La vie de l'esprit constitue le testament philosophique d'Hannah Arendt, achevé quelques jours avant sa mort, en décembre 1975. On trouve dans ces ultima verba l'élaboration éthique de sa vision de l'histoire et du politique.

Leslie Amine est née en France en 1981, elle vit et travaille à Grenoble. 
Pratiquant la peinture et le dessin, la photographie sert de base à la mise en place de ses univers. Sur les toiles et le papier émergent des figures à la présence fantomatique et familière.  Transparences, juxtapositions, motifs récurrents, apparitions, végétation.

Son travail se construit à partir de choses vues et réinvesties mentalement dans les images qu'elle peint. 

 

Stephan Balleux est né en 1974, il vit et travaille à Bruxelles.

(…) Et c'est justement ce trouble, cette impossibilité de fixer les êtres et leur identité, mais qui s'étend ici également à la matière même, qui est sans aucun doute une des bases du travail de Stephan Balleux. Trouble qui s'articule, s'exprime principalement à travers l'idée de flou, en tant que traitement mais aussi en termes de réception : « Aucune image n'échappe au flou, aucun son, à la dispersion. Le réel lui-même est tissu de vague. Car le flou ne cesse de questionner notre perception et notre représentation du monde et de les relancer, comme s'il recelait ou énonçait une promesse de netteté, de connaissance, de beauté, d'un au-delà du trouble ?

Extrait du texte de Dominique Païni, La peinture et son double, ed. Musée d'Ixelles, Bruxelles, Belgique

 

Anne Guillotel est née à Rennes en 1963, vit et travaille à Paris et près de Fontainebleau.

"Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus."*

L'instant, l'avant, l'après… qu'est-ce que le temps ? Sa mesure ? Pas seulement je crois. Alors les faits qu'il contient et les histoires qui s'y écrivent, ce que j'oublie, ce que je retiens ? La mémoire… En fait le temps est un espace, car sans temps pas de faits, ni d'histoires, pas de souvenirs, de perceptions, de sensations… Or le temps bouge tout le temps, c'est un mouvement… et il s'arrête parfois quelque part et continue ailleurs, voilà tout ?…

* La citation reprise ici est extraite des Confessions de Saint Augustin.

 

Miguel Marajo est né en 1963, il vit et travaille à Paris

Je veux que mes peintures donnent à voir l’idée qu’envers et contre ce qui limite nos identités, il y a la présence, en chacun de nous, d’une vie anonyme et sous-jacente, d’une vie qui bouge dans les profondeurs et qui se manifeste.

 

Kevens Prévaris est né le 26 aout 1979 à Haïti, il vit et travaille à Bruxelles depuis 2011.

Des fragments du monde se mêlent aux souvenirs, végétaux, sons familiers, couleur de la lumière, tout ce qui compose une présence humaine à travers le chaos. De ce chaos surgit une matière ; énergie, rythme, forme, que la peinture recompose en son tableau. Et de cet alphabet émerge un rivage, une terre ferme, ou la conscience prend pied.

 

Brann Renaud est né en 1977, il vit et travaille à Paris.

Dans le monde de Brann Renaud, le verbe ne précède pas la peinture à sa genèse. Celle-ci s’érige au-dessus des règles quantiques qui dictent l’univers et transmute un corps en objet, une forme en souvenir, un écho en algèbre. Qu’un visage décillant ses paupières vous observe paisiblement dans la pénombre, sans un mouvement, sans une altération de l’espace et c’est l’instant inouï qui catalyse l’éternité. 

 

Max Wyse est né au Canada en 1974, il vit et travaille à Perpignan.

Les cousins de son père construisaient un dôme géodésique dans les bois, à la fin des années soixante. Les murs de la cabane et de sa dépendance étaient tapissés de découpes et d'affiches psychédéliques de l'époque, à peine qualifiées d'artefacts au moment où le peintre y posa son regard. Ce sont les premières choses qu’il ait reconnues comme étant de l'art et elles ont formé une sorte de lentille à travers laquelle il continu de regarder en extrayant l'étrange du banal. Regroupant insectes, humains, plantes et animaux, objets et formes disparates, Max Wyse cherche à dépeindre une comédie incessante d'hybridation. Un métissage du visible et de l’imaginaire.

[1] René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, 1964, n°62.